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La saga d'une récurrente prise de tête typographique

Alors que je préparais mon Doctorat de sitar à l'Université Hindoue de Bénarès (BHU) à partir de 1980, je devais travailler sur la taxinomie du répertoire et étais supposé le connaître sur le bout des ongles ... Pour cela, en plus des 6 heures de cours quotidiens, le sitar dans les mains, je passais mes nuits à travailler sur les "bibles" de la musique indienne en hindi et prenais des tonnes de notes sur des brouillons. Ayant envie de mettre de l'ordre dans tout ce fratras de papiers volants, je me décidais enfin à acquérir une machine-à-écrire d'occasion pour retaper le tout. Je trouvai l'oiseau rare le 12 avril 1980 : une machine américaine de marque Royal, donc en QUERTY, que je dégottai d'occasion et qui avait déjà connu des jours meilleurs.

Type Writer RoyalReçu achat machine à écrire Royal

Voilà tout bêtement comment, à partir d'un simple besoin de classement, je me mis à rédiger - complètement contre l'avis de Dr. Gangrade - ce qui devait, par la suite, devenir, A Comparative Study of Selected Hindustani Raga-s, un livre publié en 1987 ...

Dès que j'en commençai la rédaction - je devrais dire dès la première page - je fus rebuté par l'écriture des notes de musique en lettres romanes, une chose que je n'avais jamais faite et qui me posait problème car je ne parvenais tout simplement pas à taper sa re ga ma pa dha ni sa...Bête, penserez-vous, mais véridique. Beaucoup plus grave, je ne pouvais ni indiquer, par un point au-dessus ou au-dessous de la note, l'octave supérieure ou inférieure, ni marquer un dièse par un trait au-dessus de la lettre. Je ne pouvais donc pas écrire la musique dans le système de notation de Pandit Vishnu Narayan Bhatkhande. Cet achat se révèlait donc inutile et je l'imaginai dèjà rejoindre d'autres objets obsolètes ou cassés tout en haut des étagères...C'est alors que je décidai de bidouiller ma machine à écrire ... Pourquoi ne pas remplacer un certain nombre de caractères inutiles par les lettres et symboles en hindi dont j'avais cruellement besoin? Ça y'est, l'idée était là, bien ancrée, bien obsessionnelle. Il ne me restait plus qu'à la mettre en pratique. Enlever des caractères inutiles, d'accord ... mais lesquels ? sont-ils si inutiles ? on se sent un peu comme dans sa cave, n'osant se décider à jeter des vieux trucs parcequ'ils pourraient servir... Sauf que dans le cas présent, c'était beaucoup plus difficile car la machine n'avait que 42 touches, soit 84 caractères (en appuyant sur la touche majuscule) ... Bref, après mûre réflexion, je me décidai à enlever tout ce qui n'était absolument pas nécessaire à l'écriture du texte car j'avais besoin de15 lettres/symboles en hindi :
s, a, r, é, g, m, p, dh, n, i (court), i (long), d, point au-dessus, point en-dessous, trait vertical au-dessus.
Un nouveau problème se posa alors ? comment enlever les caractères ? Chaque tige d'une machine-à-écrire est munie d'un bloc de 2 caractères qui lui est soudé.

 

Tiges de la machine à écrireIl fallut donc d'abord dessouder les blocs et les retirer de leur tige avec une tenaille. Puis, les scier avec une très fine scie à métaux pour séparer les 2 caractères de chaque bloc. Les blocs étant minuscules, je ne vous raconte pas les suées et l'horreur (donc, le plaisir). Ce fut un travail d'orfèvre. Enfin, après avoir fait l'acquisition d'un jeu de blocs de caractères en hindi, je dus également scier en deux les blocs comprenant un des 15 caractères hindi dont j'avais besoin. Les emmerdements commencèrent alors. Il me fallait ressouder les caractères sciés aux tiges. Essayez ! on en reparle ! vous en soudez un, l'autre, par l'effet de la chaleur, se dessoude et glisse ! Quand vous testez la machine avec une feuille de papier, vous vous rendez compte que les caractères ne sont pas alignés et il faut tout recommencer... Conclusion, près de 2 mois de boulot mais quel pied monumoutal quand la feuille test sortit enfin avec des caractères presque correctement alignés ! le bonheur ! la jouissance ! Il me fallut faire cela dans un environnement hostile (un ange passe) car Dr. Gangrade voyait d'un très mauvais oeil que je passe autant de temps sur l'alap d'un problème qui ne m'aiderait pas à connaître mes rag-s, faire mes doigts sur le sitar et passer le doctorat. Cela dit, je pus, avec elle, rédiger non seulement les 2 livres publiés en Inde mais aussi tous les thèmes composés à soumettre pour le Doctorat. Enfin, et en toute modestie, je pense que ce fut une invention superbe, un ordinateur avant l'heure. J'étais tout ému et admiratif l'autre jour, en l'arrachant à 19 ans de cohabitation avec le pinard, dans la cave, pour la photographier. Quelle bécane !

Exemple d'écriture mixte devanagari et lettres romanesDe retour en France en automne 1983, je tombai tête la première dans les machines et la technologie. Mon premier achat (après une Winchester mythique et sa lunette - rêve de gosse à Bénarès) fut un agenda électronique dans lequel j'eus l'espoir fugace de répertorier tous les rag-s... Ce carnet d'adresse boosté à 8 ou 16Ko permettait d'alphabétiser automatiquement ! c'était génial pour moi qui, pendant toutes ces années à Bénarès, avais tout archivé sur des fiches en bristols dans des boites en carton ! D'autant qu'il me fallait plusieurs fichiers là où l'electronique permettait de n'en avoir plus qu'un seul que l'on pouvait trier - ordonner - à volonté. Ainsi, plus besoin de se prendre la tête à avoir un fichier de rag par nom de rag, un autre par instrument, un autre par artiste... Je compris rapidement l'intéret de la chose et l'immense gain de temps que cela allait m'apporter... A cette époque, je commençai à baver immodérément devant les vitrines des magasins d'ordinateurs - un mot - un concept que je pris en pleine poire dès mon retour de l'Inde car ce mot m'avais été complètement étranger au bord du Ganges. "Ordinateur", c'est ordonner, mettre de l'ordre, permuter... J'apprenai les revues par coeur et rêvai de la Rolls de l'époque: le Pop de Toshiba qui avait la phénoménale mémoire RAM (Random Access Memory ou mémoire vive) de 32Ko (kilo octets).

MacPlusC'est en début janvier 1984 que j'achetai ma première machine, dès sa naissance, un Apple Macintosh 128 - ancêtre du MacPlus, qui écrasait tout ce qui s'était fait jusqu'alors (le Pop, meilleur machine d'alors n'avait que 32Ko alors que le Mac en avait 128). Cette machine d'Apple était vraiment révolutionnaire tant par sa facture que par son système d'exploitation (OS = Operating System). On n'avait plus besoin de taper du code et des commandes clavier pour faire des italiques ou souligner comme s'était le cas avec le MS Dos d'alors. Le Mac était un ordinateur graphique. On pouvait avoir accès à plein de polices de caractères et faire des dessins. Son utilisation était d'une simplicité enfantine. De plus, la machine était WYSIWYG, c.a.d. "what you see is what you get" (ce que vous voyez à l'écran est ce que vous obtenez - à l'impression) et se voulait porter l'informatique "for the rest of us". Le visionnaire Steve Jobs était à l'oeuvre.

Position des lettres sur claviers indiens machine à écrireNaturellement, il me fallait pouvoir taper en hindi. L'idée, de nouveau agrippée comme un morbac dans mon cortex, ne pouvait plus me lâcher. Je me mis donc à aller, avec ResEdit, dans les ressources du système pour comprendre comment ça marchait et faire mes premiers essais. Les problèmes commencèrent quand je reçus, de Nutan Gangrade, un schéma des 2 modèles de machine-à-écrire existant alors en Inde, "old model" et "new model". Il fallait en effet que je puisse positionner les caractères de façon cohérente et je me dis qu'il fallait que j'opte pour la façon de faire des indiens, que cette façon était le fruit d'une réflexion, d'une intelligence pratique et ergonomique. A cet effet, je dus également concevoir, dans les ressouLettres bitmap en Devanagarirces du système (KSHR), un clavier hindi "MoutalWorld", qui non seulement modifiait l'emplacement des caractères mais également le nombre et l'emplacement des touches mortes et des accents.

Enfin, rentrant toujours plus profondément le nez dans le problème, je me dis qu'il serait bien, qu'en plus de la totalité des lettres hindi, je rajoute les caractères sanskrit, obsolètes en hindi moderne, ainsi que les conjuct consonants. En effet, en sanskrit, toute association de deux conçonnes donne naissance à une nouvelle lettre...Ce fut donc un long travail et pas mal de temps passa entre la mise sur pied de la version 1.0 de HindiFonts™ et les version ultérieures d'autant que, chaque fois que je modifiai certains caractères d'une police, il me fallait tous les refaire dans toutes les tailles. Je fabriquai cela tout d'abord avec ResEdit, puis achetai, dès qu'il vit le jour, le logiciel Fontastic avec lequel je pus, plus facilement qu'en bidouillant les ressources, peaufiner les polices dont les types se multiplièrent. Je fabriquai également des polices de caractères en lettres romanes, incluant les marques diacritiques - ces signes que l'on appose en-dessous ou au-dessus des lettres pour une translitération du sanskrit et de l'hindi. c.a.d. une traduction fidèle de l'hindi en lettres romanes, puisque le nombre de caractères de l'alphabet hindi est incomparablement plus élevé que dans notre alphabet. Les machines-à-écrire indiennes nous forcent à une simplification de l'écriture. L'ordinateur ayant beaucoup plus de touches et de possibilités puisque l'on a 4 caractères par touches (minuscule, majuscule, minuscule-option, majuscule-option), il eut été idiot de ne pas en profiter.

HindiFonts par Patrick MoutalPris d'une bouffée commerçante, je diffusai mes polices dans MicMac, la première revue française dédiée au Macintosh (revue de Michel Coste), mais n'en vendis qu'une - au Centre National de Yoga ... qui dût me pirater avec délice puisque, des années plus tard, une jeune fille rencontrée au CNSM, étudiante en langues orientales à la Sorbonne, me montra les polycopies de ses cours d'hindi qui étaient rédigés - vous l'avez deviné - avec mes polices, bien sûr ! A l'époque, on utilisait des imprimantes matricielles qui crissaient de façon désagréable et donnaient des courbes en escalier ... Cela ne m'empêcha pas d'optimiser vraiment mes polices et de réaliser les CRC "camera ready copy" de mes 2 livres - c'est à dire les masters imprimés - à partir desquels l'éditeur indien de Delhi, Munshiram Manoharlal, eut seulement à faire les plaques et imprimer... réduisant ainsi drastiquement ses frais de composition et de proof reading. Une parenthèse pour dire qu'il fit une bonne affaire puisque, malgré la quantité impressionnante de timbre fiscaux et de tampons officiels sur le contrat légal d'édition, il ne me paya jamais un nea paisa (centime) de droits d'auteur, qu'il republia mes livres qui sont - au dire de la patronne de Khazana - un de leurs best sellers. Non content de m'avoir arnaqué de la sorte, il m'envoya, par avion, le double d'exemplaires que ceux commandés, soit deux fois cent, qu'il me fit payer au prix fort. J'avoue ne m'être jamais remis de cette arnaque perpétrée par le 2° plus grand éditeur de livres sur l'Indologie en Asie, un millionnaire. Cette mauvaise expérience m'a réellement dégoûté du monde de l'édition et fait que 5 autres livres dorment dans le disque dur ...

Livre rouge de Patrick MoutalFabriquer est, pour moi, beaucoup plus intéressant que vendre encore que, naturellement, j'aimerais pouvoir rentabiliser mes travaux - en tout cas - ne pas me faire flouer de la sorte. C'est également avec ces polices et le Mac Plus que je publiai en 1987 Hindustani Rag Sangeet - Une étude de quelques mécanismes de base" - un livre communément appelé le "livre rouge" par les afficionados, mon seul livre en langue française.

HindiFonts (verso page) par Patrick MoutalLe temps passa. Les technologies évoluèrent et les imprimantes lasers arrivèrent sur le marché. Les polices de caractères qu'elles utilisent sont d'un autre type que les BitMap. Se sont des polices vectorisées. Elles sont conçues en courbes de Béziers et permettent une parfaite définition mais leur conception est une pain taking affair. A la différence des BitMap qui donnent ces horribles aliasing ou escaliers, chaque courbe se dessine entre plusieurs points. Là encore, j'achetai, dès sa mise sur le marché, le logiciel Fontographer, et me mis à tout refaire ... en mieux.

Comparative Study of Rags par Patrick MoutalJe me rendis compte que mon raisonnement d'antant sur l'emplacement des caractères n'avait pas été bon et que j'avais fait fausse route. On croit penser à tout mais l'erreur est là, tapie dans l'ombre et ne demande que de vous exploser à la gueule quand vous ne vous y attendez pas. Plus sérieusement, cela démontrait une fois encore, que le crime parfait n'existe pas. En effet, pourquoi avoir voulu calquer l'emplacement des caractères des machines-à-écrire indiennes sur le clavier de l'ordinateur ? Un ordinateur n'est pas une machine-à-écrire. Il a plus de touches et 4 caractères par touches au lieu des 2 de la machine-à-écrire. Il me fallait tout repenser. Je fis donc, dans ResEdit, un nouveau clavier, MoutalNewWorld, où j'assignai, de façon plus ergonomique, les caractères.

Puis je me mis au travail pour le designing des polices en courbes de Béziers, du nom de son inventeur. Je dus, plus qu'alors, me plonger dans l'étude de la typographie indienne, pris un temps infini pour dessiner de façon très précise tous les caractères que je déclinai en plusieurs familles (baton "straight" et jambages "styled"), dans toutes les tailles et types (plain, italic, bold, bold italic) et peaufinai le système jusqu'à parvenir à mes fins. M'amusant à faire l'inverse de ce que les gens recherchent généralement, à savoir, OCR-iser leurs écrits manuscripts (OCR signifiant Optical Character Recognition), je fis également une police de caractères Moutal Hand- Writing de mon écriture manuscrite ce qui fait que je me tape dans le clavier ! ratures, tâches d'encre et lettres liées incluses !

Clavier Devanagari vectorisé sur le MacCette réalisation continue à me réjouir et me fais gagner un temps précieux pour les mailings puisque je leurre les récipiendaires à croire que je suis bien élevé puisque leur courrier et enveloppe semblent avoir été rédigés à la main - comme il se doit - alors qu'en fait, cela sort tout droit de la gueule de l'imprimante ! J'aime beaucoup !

Quelques années après, je repris les polices vectorisées et changeai à nouveau de clavier - ayant finalement opté pour une réelle simplification de l'assignation des touches. Contrairement à tout ce que j'avais fait jusqu'alors et, dans la mesure du possible, je me mis à utiliser la touche du a pour la lettre hindi a et ainsi de suite. C'est cette version de clavier que j'utilise encore aujourd'hui et elle me permet, même lorsque je ne suis pas en pratique, de taper plus rapidement en hindi sans avoir les yeux rivés sur un dessin du clavier pour trouver où est quoi. Le problème est que mes livres, ayant été conçus avec de vieilles versions obsolètes de polices et de claviers, ils affichent un véritable charabia et ne sont pas exploitables maintenant... Cet été 2002, je me mis au travail pour passer au peigne fin le livre rouge, ré-écrire tous les mots d'hindi et translitérés en vue d'en faire une publication électronique en format pdf, sur le Web. Mes glossaires contiennent plusieurs milliers de mots qu'il m'a fallu retaper en hindi ainsi que leur translitération.Un sacré travail. Mais je n'avais qu'à pas miser le mauvais chameau comme disait De Funès ! Incidemment, depuis plusieurs années, le Mac est vendu multi-langues en standard et, outre le japonais, chinois, coréen, arabe, hébreux, grec, russe... vous pouvez tapez en Devanagari (Hindi), Nepali et même en Gujarati... Je dois dire que ces polices sont bonnes, qu'elles utilisent un codage international reconnu sur toutes les plateformes mais que les miennes sont nettement plus belles avec le gros désavantage d'un clavier moutalien - donc, ne répondant pas aux normes internationales. Compte-tenu de mes expériences passées, je n'ai même pas essayé de les commercialiser. Je vous invite à aller voir des échantillons de ces polices dans les topos (en format pdf) rédigés à l'adresse des élèves du CNSMDP.

Voilà, cette saga typographique s'achève... encore que la course technologique poursuit son chemin à une vitesse vertigineuse. Des 128Ko du Mac128, je me souviens avoir upgradé, avec mon camarade Jacques Clos, la RAM de nos MacPlus respectifs au maximum de 4MB (1 Mega Byte = 1024 Kilo Bytes ou kilo octets) dans le magasin le moins cher de Paris.. La belle affaire ! chaque barrette de 1MB nous a couté 2 500F... soit 10 000F les 4MB. Aujourd'hui, j'ai 1GB (1 Giga Byte = 1024 Mega Bytes) de RAM dans ma machine pour environ 2 000F...Au tarif de l'époque, j'ai donc aujourd'hui pour 2 560 000F de mémoire vive dans mon ordi ! Mon premier disque dur, un Crex, acheté 17 500F avec une réduction enseignant de 25% avait une capacité incroyable de 40MB... Aujourd'hui, un disque dur de 160GB coute autour de 2 000F. Ainsi va l'informatique. La seule façon d'amortir son matériel est de l'utiliser !

Enfin, pour en revenir aux polices de caractères (les seules qui m'intéressent), j'aimerais bien pouvoir indifférement taper en français ou hindi sur le Web mais je ne crois pas que cela soit si simple... puisqu'il faut que toute personne consultant votre page et ce, quelque soit sa plateforme (Mac, PC, Unix, Linux etc.), sa version du système et son navigateur (Netscape, Explorer etc.) puisse voir ces polices affichées à l'écran... dans quelques années, si Dieu veut !

Pour terminer, rappelons-nous les paroles d'Enstein qui disait "je ne sais pas comment se battra la 3° guerre mondiale, mais la 4° se battra avec des pierres".
— Albert, ne me dites-pas qu'il n'y aura plus de Macs !

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